Né à Quito en Équateur en 1971, Alan Spade a ensuite passé une partie de son enfance en Afrique sub-saharienne. Dans son enfance, Alan a fait connaissance avec les auteurs classiques de l'hexagone en même temps qu’il baignait dans les romans de Lovecraft, Asimov, Tolkien et King.
Il a travaillé huit ans dans la presse écrite en tant que chroniqueur de jeux vidéos, ce qui se ressent dans son univers, très visuel et abordable. Il aime à dire qu’un bon livre est comme une bonne vieille paire de chaussures : on s’y sent à l’aise, confortable.
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Je sais que les ebooks se retrouvent parfois perdus au fin fond de ma liseuse, c'est pourquoi j'ai inclus la nouvelle Le Vagabond à la fin de cet email. De cette façon, vous saurez si vous accrochez ou pas!
Le Vagabond
Le serpent d’acier était interminable. Vick Lempereur en remontait les wagons depuis vingt bonnes minutes quand il repéra enfin les voitures des passagers. Tracté par quatre locomotives General Motors, le Nouadhibou-Zouerate n’avait pas pour rien la réputation d’être l’un des trains les plus longs du monde – plus de deux kilomètres et demi. Les sandales de cuir de Vick, élimées jusqu’à la corde, laissaient le sable brûlant s’infiltrer par tous les trous. Ses jambes musclées et velues s’agitaient inlassablement sous son bermuda délavé, son torse nu luisait sous un gilet en jean qui avait connu de meilleurs jours. Il n’y avait pas de quai, et les voyageurs se disposaient le long de la voie poussiéreuse qui traversait le désert. A l’aller, le train cheminait presque à vide. Il reviendrait bardé du précieux minerai de fer des mines de Zouerate.
Vick se racla la gorge. La poussière s’insinuait partout ici. On vivait avec, comme les scorpions. Chargé des puissants relents iodés de l’atlantique, l’air n’avait cependant pas encore acquis la sécheresse du Sahara. Ce serait pour après.
Il changea une dernière fois son outre d’épaule, et se mit à escalader le wagon adjacent à celui des passagers. Occupé, bien sûr. Quelques Maures blancs, et des Peuls avec leurs bagages.
« Qu’est-ce que tu fais, le Blanc ? lui demanda en wolof l’un des Mauritaniens aux joues creusées recouvertes d’une barbe naissante. Dégage ! »
L’homme devait bien faire son mètre quatre-vingt-dix, il le dominait d’une bonne tête. Vick écarta ses bras hâlés, paumes à plat et se tourna vers les autres comme pour les prendre à témoin.
Grande Perche contracta la mâchoire, lui lançant un regard venimeux. Les yeux marron de Vick ne perdirent rien de leur sérénité, mais déjà son poing droit s’était refermé. Le direct au plexus plia son adversaire en deux. Ses prunelles roulaient dans leurs orbites. Le torse de Vick se balança en arrière et son front heurta le menton offert dans un craquement sonore. Grande Perche fut rejeté à plusieurs pas – sa carcasse retomba avec fracas sur l’acier du wagon.
« Il y en a d’autres qui voudraient que j’aille ailleurs ? C’est le moment, ne vous gênez surtout pas… »
Hommes et femmes le dévisageaient avec des yeux ronds. Les plus proches s’éloignèrent en lui lançant des regards obliques. Un vieux s’agenouilla et tira Grande Perche, inconscient, à l’écart. Vick rejoignit d’un pas nonchalant l’avant du wagon. On aurait pu croire un touriste en promenade. Il se rehaussa un instant sur le rebord, considérant la voiture qui ingurgitait le flot des plus fortunés que lui. Puis il s’adossa et se laissa glisser en position assise. La plupart de ses voisins, au premier rang desquels un Grande Perche sanguinolent, évitaient soigneusement son regard. Les voyageurs vêtus comme lui à l’occidentale côtoyaient ceux habillés à la mode africaine ou orientale, seroual, mélahfa et le turban nommé haouli pour les hommes, traditionnelle darraâ aux couleurs chatoyantes pour les femmes.
Tandis que les minutes s’égrenaient, Vick s’enfonça dans une semi-somnolence trompeuse – les paupières mi-closes, il ne perdait aucun mouvement autour de lui. Le soleil grimpait à l’assaut du zénith quand enfin le convoi s’ébranla. Vick le laissa prendre de la vitesse avant de se relever. Un dernier regard circulaire – ses voisins s’étaient installés le plus confortablement qu’ils le pouvaient, on lui prêtait à peine attention – et il franchit le rebord avec souplesse avant de redescendre précautionneusement, contrôlant les vibrations et tressautements. Le frottement assourdissant de l’acier contre l’acier rythmait les battements de son cœur. Il enjamba vivement l’espace entre les deux wagons et pesa sur la porte de la voiture de deuxième classe. Qui s’ouvrit, à son soulagement.
De ce côté, le bourdonnement des conversations supplantait le bruit des rails. Les têtes chevelues s’alignaient en rangs d’oignon, les profils masculins ou féminins, de jeunes ou de vieux, offraient des variations de teint et de physionomie révélateurs du mélange des peuples et ethnies dans cette partie de l’Afrique. Vick achevait de traverser le troisième wagon quand une voix sonore l’interpella. En hassaniya, cette fois.
« Regardez, les amis ! Je vous présente Vick Lempereur, le vagabond ! » Et de partir d’un éclat de rire féroce, auquel se joignirent d’autres.
Vick se retourna sur le visage chafouin prolongé d’une barbiche d’un Soninké. Ce crâne de taille si réduite surmontant ces larges épaules ne pouvait appartenir qu’à Mohamed Ould Akhtar, chef de guerre de son état. Les trois gaillards assis à ses côtés étaient ses lieutenants.
Il ne releva pas l’affront, se contentant de hocher la tête avant de poursuivre son chemin.
Les deux voitures suivantes, de première classe, comportaient un couloir latéral et de confortables compartiments pourvus de sièges en vis-à-vis. Vick s’assura de la présence du personnage qu’il recherchait – il se trouvait dans le second wagon –, fit quelques pas et s’appuya contre la rambarde métallique devant l’une des fenêtres poussiéreuses. Le train s’enfonçait dans le désert. Moins étouffante que dans la partie commune, l’atmosphère restait néanmoins oppressante.
Il se laissa aller à sa contemplation des quelques dattiers et acacias esseulés dans le morne paysage. Bientôt, cependant, il ne vit plus rien, et son regard, fixe, devint celui d’un homme hanté par ses souvenirs. Le passé resurgissait toujours dans des moments d’inaction tels que celui-ci. Il lui fallait pourtant s’en détacher. Repousser sans relâche ces fantômes qui voulaient le tirer en arrière, l’entraîner six pieds sous terre, avec eux.
Oui, il était devenu un vagabond. Un rat des villes qui ne survivait que d’expédients, et était incapable de rester plus d’une semaine au service d’un même patron. Mieux valait encore cela que son ancienne vie.
De temps en temps, il remuait les jambes ou changeait de posture. Le voyage jusqu’à Zouerate durerait un peu moins de douze heures, mais son attente ne serait pas aussi longue, si son instinct ne le trompait pas. Plusieurs passagers le frôlèrent en passant derrière lui. Il prit son mal en patience.
Le glissement de la porte à double battant fut à peine audible de là où il se tenait. Ce devait être la bonne, cette fois. La figure de Vick ne marqua aucun tressaillement lorsque les pas se rapprochèrent. Environné d’un nuage d’eau de Cologne suffisant pour pénétrer l’odeur âcre des vêtements et de la peau du vagabond, l’homme dépassa celui-ci. Bermuda de flanelle, c’était bien le Français aux lunettes écailleuses qui se faisait appeler Grégoire Amelin. Il portait deux mallettes. Il s’avançait d’une démarche chaloupée, des auréoles déparant sa chemisette au niveau des aisselles.
Vick ne lui accorda qu’un coup d’œil, mais compta le nombre de pas. Un sourire se dessina sur son visage au glissement d’une nouvelle porte.
« Je ne m’occuperais pas de ces mallettes, si j’étais vous. »
Vick haussa un sourcil. Le petit personnage au complet gris cravate noire qui voyageait dans le même compartiment qu’Amelin s’était glissé dans son dos aussi subrepticement qu’un courant d’air. Il avait le teint mat, le crâne lisse, et parlait français avec un accent traînant. « Mon patron est protégé. Juste un conseil. » Il eut un sourire qui n’atteignit pas ses yeux.
Vick aurait pu l’étendre d’un simple revers de main. L’autre paraissait sûr qu’il n’en ferait rien, cependant, et se détourna. Ses chaussures noires brillantes épousaient le sol comme des limaces géantes tandis qu’il regagnait son compartiment.
Le ronronnement des moteurs des locomotives et le frottement des rails s’étaient faits soudainement lugubres. Vick s’attarda quelque peu avant de s’avancer le long du wagon. Les rideaux de l’endroit où devait se trouver Amelin étaient tirés. Il passa devant sans ralentir, le regard fixe. La jonction avec la voiture suivante lui parut un choix raisonnable. Il suffisait de se rapprocher de l’issue qui donnait sur le fascinant paysage du Sahara occidental pour sortir de l’axe du corridor. De nouveau, il patienta.
Glissement feutré. Il pencha la tête, juste le temps d’apercevoir Amelin s’éloigner en sens inverse. Avec une seule mallette.
Encore quelques instants d’attente, et, non sans avoir vérifié au préalable que la voie était libre, il s’engagea dans le corridor.
Il ne se sentait pas nerveux. Une fois franchie assez souvent la limite entre ce qui était illégal et ce qui ne l’était pas, on faisait à peine la différence. La double porte s’ouvrit sous son impulsion. Il faisait plus frais qu’ailleurs de l’autre côté.
La seconde mallette se trouvait bien là, sur la banquette. Elle cliqueta lorsqu’elle la referma d’un geste sec. Ses yeux flamboyèrent, ce qui la rendit encore plus belle. Ses cheveux auburn tombaient en cascade sur ses épaules, et la robe beige qu’elle portait moulait ses formes généreuses, sans trop d’ostentation pourtant.
« Je viens vous demander une faveur, déclara-t-il sans préambule.
– You want some Ouguiyas ? »
Il réprima un sourire. Elle n’était pas du genre à donner à des mendiants. Pas ce genre de poulette. Ce n’était sans doute qu’un prétexte pour s’emparer de la bombe lacrymogène qui devait se trouver dans son sac – elle avait laissé de côté la mallette et avait plongé la main à l’intérieur. Cela confirmait en tout cas ses soupçons.
« Pas d’argent, m’dame. Votre sac est très bien comme ça. »
Quelque chose dans le ton employé la fit hausser ses sourcils effilés. Elle retira lentement ses doigts de l’ouverture de son sac – la petite chose en cuir devait représenter au bas mot six mois de salaire de l’ouvrier moyen du pays.
« Qu’est-ce que vous voulez, alors ? fit-elle avec l’accent américain. C’est privé, ici. » Sa main s’attardait à proximité de son sac.
Vick eut un sourire perspicace. « Vous avez acheté toutes les places autour de vous pour faire le voyage tranquillement.
– Exactement.
– Mais vous recevez quand même des visiteurs. Le bonhomme qui est entré avant moi... vous êtes sûre que c’est une bonne fréquentation ? »
Le visage de son interlocutrice se ferma. L’Américaine garda pourtant contenance.
« Je pourrais vous répondre que mes fréquentations ne concernent que moi, fit-elle au bout de quelques instants. Qui êtes-vous ? Pour qui travaillez-vous ?
– Oh ! Pour tout le monde et pour personne. Je suis libre comme l’air. Vous, en revanche, vous pourriez ne plus le rester très longtemps. Libre, je veux dire. » Ses yeux glissèrent sur l’attaché-case. « Si le personnel du train était informé... du contenu de cette mallette, par exemple.
– Qu’est-ce que vous en savez ? »
Pas si calme que ça, finalement. Elle crispait à présent les phalanges sur son sac. Ses yeux dardaient des éclairs. C’était le moment d’enfoncer le clou.
« Le cybercafé Compunet, de Nouadhibou, ça vous dit quelque chose ? Oui, je vois que oui. C’est là que je vais pour me tenir au courant des petites et grandes affaires. Même un bourlingueur comme moi a besoin d’un port d’attache, il faut croire. Vous n’avez pas eu de chance. Vraiment pas. J’étais là quand vous l’avez rencontré. Lui, c’est Grégoire Amelin, et vous Lisbeth Lawson. C’est comme ça que vous vous êtes présentés l’un à l’autre, en tout cas.
– Vous nous avez espionnés...
– Je n’ai entendu que vos noms. Le reste, je l’ai deviné. C’est au Compunet qu’il vous a montré la statuette pour la première fois. Dans l’arrière-boutique, où il n’y avait personne. Je n’ai même pas eu besoin de vous suivre pour vérifier. Le vol de la statuette de Labiod a fait suffisamment de bruit. »
Elle garda un visage de marbre.
« Pour quelle autre raison deux Occidentaux aux manières si mystérieuses se seraient rencontrés ?
– Il peut y avoir un million de raisons, rétorqua-t-elle en arrangeant impatiemment sa coiffure. Et aucune qui vous concerne.
– Donc, vous ne verrez aucun inconvénient à ce que je fasse ouvrir votre mallette pour en établir le contenu ? A moins que vous ne vouliez l’ouvrir tout de suite devant moi ? »
Ses paupières aux longs cils soyeux se baissèrent un instant. Son parfum était discret, mais agréable. « Quel est votre intérêt dans tout ça ? demanda-t-elle. Si vous ne voulez pas d’argent ? »
Les commissures des lèvres de Vick s’arquèrent. « Je ne sais pas. Peut-être que mon intérêt se confond avec le vôtre. Si ça se trouve, je suis une sorte... d’ange gardien.
– Un ange gardien, vous ! » Elle rejeta la tête en arrière et éclata d’un rire qui sonna faux.
« Vous avez l’air instruite, continua Vick sans se démonter. Vous devez savoir que Labiod est surnommé le berger des tourments. Un djenoûn, l’un des fils d’Eblis. Ou de Lucifer, si vous préférez. Autrement dit, la statuette qui le représente porte malheur.
– Et vous êtes descendu, nimbé de votre auréole, et puant la sueur à cinquante pas à la ronde pour me sauver. Comme c’est romantique ! Vous me prenez pour une cruche ? »
Ses yeux s’étrécirent en deux fentes. « J’espère pour vous que vous n’êtes pas une cruche. Sinon, il me serait facile de vous briser. »
Les pupilles de Lisbeth se dilatèrent, sa respiration s’accéléra. Il écarta les mains en signe d’apaisement. « Nous n’aurons pas à en arriver là, m’dame. Vous allez me donner le code d’ouverture de la mallette. Je vous l’emprunte quelques instants, et je vous la ramène. Avec la relique en parfait état, cela va sans dire.
– C’est donc ça. Un vulgaire voleur, voilà ce que vous êtes. A thief…
– Ne renversez pas les rôles. Vous avez acheté cette mallette et son contenu à un voleur. Je n’aurais qu’à dire un mot pour vous dénoncer.
– Et un maître chanteur, en plus.
– Bref. Vous avez le choix, soit vous refusez de coopérer et je ferai en sorte que vous ne puissiez la garder, d’une manière ou d’une autre, soit vous me faites confiance et vous avez une chance de retrouver votre bien. »
Elle grinça des dents tandis que ses yeux balayaient le compartiment de droite et de gauche.
« Ecoutez, vous avez l’air de pouvoir vous offrir tout ce qui vous passe par la tête. Ce serait vraiment dommage de tout perdre pour une seule mauvaise décision, pas vrai ?
– Qu’allez-vous en faire ?
– Nous ne sommes pas encore assez intimes pour que je vous le dise. Remarquez, cela viendra peut-être. »
Son sourire grivois arracha une grimace à l’Américaine. Il éclata de rire.
« Le code ? » demanda-t-il après avoir repris son sérieux.
Elle le lui donna entre ses dents, et il ouvrit l’attaché-case. Les incroyables fragments de météorites étincelants, sertis dans la pierre au niveau des larges orbites et du ventre ne pouvaient être des faux. Ils conféraient une fascinante semblance de vie à l’objet inanimé. La statuette avait des doigts fins et pointus, si longs qu’ils pendaient presque jusqu’aux pieds. Vick eut des difficultés à en détacher les yeux. En refermant la mallette, il vit que celle se faisant appeler Lisbeth Lawson n’avait elle aussi cessé de regarder – une chance, elle aurait pu profiter de sa distraction pour s’emparer de la bombe lacrymo qui renflait son sac. Il fut soudainement pris d’un léger vertige, qu’il maîtrisa en conservant une immobilité absolue.
Les fragments de météorites émettaient-ils des radiations ? Cela pouvait expliquer la réputation de porte-malheur de l’objet.
« Maintenant, débarrassez-moi de votre présence !
– Oh ! Quelle tristesse ! Je vais devoir me consoler en me disant que vous allez attendre mon retour avec impatience. » Sur un dernier sourire, il s’éclipsa, l’attaché-case en main.
Il entendit la jolie femme jurer dans sa langue maternelle une fois la porte close, ce qui déclencha un ricanement. La démarche toujours détachée, il contrôla sans à-coups le roulis du train tandis qu’il rejoignait les voitures déjà traversées à l’aller. L’attaché-case pesait son poids. Combien pouvait valoir la statuette ? Un objet unique comme celui-ci devait pouvoir se vendre à des milliers de dollars. Peut-être même des centaines de milliers. Selon l’un des articles qu’il avait lus sur Internet, la composition exacte des fragments de météorite n’avait pu être déterminée.
Tout en s’avançant entre les voyageurs, Vick avait conscience de la vision incongrue qu’il devait offrir, lui avec ses vêtements élimés, la peau bronzée et les cheveux en bataille, portant un tel objet. Dans les sociétés dites modernes, l’habit ne faisait pas le moine, mais pouvait marginaliser ou au contraire attribuer un rang social – à condition d’aller de pair avec l’hygiène corporelle. Cela, et les accessoires comme les montres, bijoux ou smartphones. Ou même un attaché-case.
Il affronta le regard d’Akhtar et de ses lieutenants sans ciller. La surprise se lisait sur leurs traits. Il passa à côté sans ralentir le pas.
A plusieurs rangées de là, le vieux, Achmed, était toujours à sa place. Zeina penchait la tête vers sa fenêtre, perdue dans de sombres pensées. La fillette de douze ans releva la figure lorsqu’il s’inclina vers elle. Ses grands yeux noirs s’attardèrent avec méfiance sur son visage.
« Salut, fit-il en hassaniya. Tu peux aller te promener un moment ? »
Elle parut déconcertée, mais baissa les paupières et s’exécuta en silence. Il s’assit sans faire de façon à sa place.
Les salutations avec Achmed furent écourtées. Le vieux ne l’avait jamais aimé. Dans son regard il pouvait lire le reproche et au-delà, l’amertume du destin échu à son fils, aîné, Salah.
« Je ne dirais pas que je suis content de te revoir, le vieux.
– Qu’as-tu à me tourner autour, toi l’infidèle ? Si tu crois qu’on ne t’a pas vu traîner dans notre quartier… Qu’est-ce que tu trafiques, encore ? »
Il lui renvoya un regard noir. « Comme tu dis, je trafique. Je ne suis pas le seul, je crois.
– Tu trafiques avec cette mallette ?
– Tu as tout compris. » Vick la posa sur ses genoux et tourna les molettes pour former la combinaison. « Je veux la fille », dit-il avant que le déclic ne retentisse.
Achmed haussa les sourcils. Il n’eut cependant pas le loisir d’élever une protestation. Vick lui présentait le contenu de l’attaché-case. « Je te présente Labiod, le tourmenteur. »
Les traits d’Achmed se révulsèrent et il murmura une prière. Il avait toujours été superstitieux. « Eloigne-le, chuchota le vieux. Referme ça ! »
Vick n’obtempéra pas immédiatement. Une goutte de sueur perla sur le front du père de son ami d’enfance. Le vertige prenait-il à son tour le vieil homme ? L’effet était en tout cas saisissant.
Clic. L’attaché-case refermé, Achmed respira plus librement.
« Si tu ne me donnes pas Zeina, murmura Vick, je cacherai le djenoûn quelque part chez toi. Tu ne sauras jamais où. Labiod détourne les pensées de celui qui le cherche. Il te tuera à petit feu, et il apportera le malheur dans ta maison.
– Tu… tu es le Mal. C’est toi qui apportes le malheur.
– Tu veux la paix ? Laisse-moi la fille. Sinon, tant pis pour toi. » Les yeux de Vick brillaient, sa voix avait la dureté de l’acier.
Les conversations dans le wagon n’avaient pas cessé. Personne ne semblait se soucier d’eux. Achmed déglutit mais resta muet comme une carpe. Vick fit mine de rouvrir l’attaché-case.
« Non ! Attends… C’est bon, maudit sois-tu, finit par articuler le vieil homme. Tu peux la prendre. »
Vick inclina sèchement le menton et se leva. Il fit signe à Zeina de s’approcher.
« Dis-lui », intima-t-il.
A contrecœur, Achmed révéla en un murmure à la jeune adolescente que Vick s’occuperait désormais d’elle. Zeina écarquilla les yeux. Elle eut un frémissement. Vick tendit d’autorité la paume vers elle.
Après un instant d’hésitation, elle y plaça sa main avec résignation.
« Je ne veux plus jamais te revoir, gronda Achmed.
– Ce n’est pas à toi d’en décider, le vieux. »
Les lèvres serrées, le visage blême, elle le suivit. Elle pouvait défaillir à tout moment, ou au contraire, tenter de se rejeter brusquement en arrière pour lui échapper. Pourtant, Vick ne se départissait ni de sa calme assurance ni de son sourire.
Il sentit s’accroître la surprise d’Akhtar et de ses larbins comme il repassait devant eux. Il s’avançait en homme qui vient de faire la chose la plus naturelle au monde, et s’engagea dans les wagons de première classe. Au bout de quelques instants, des sanglots étouffés retentirent.
Il se tourna vers les grands yeux noirs en amande, embués de larmes de la fillette. « Tout ira bien », murmura-t-il.
La peur ne quitta pas son expression. Elle le connaissait trop bien. Il eut un rictus et l’entraîna sans ménagement.
Le wagon de Lisbeth Lawson était calme. Trop calme. Un sombre pressentiment, de ceux qui l’auraient fait plonger à couvert et épauler nerveusement sa kalach en d’autres temps, agita Vick. Sa mallette lui parut soudainement plus lourde. Il remua l’encolure, irrité. Il avait beau avoir à peine la trentaine, il avait trop bourlingué pour se laisser impressionner si facilement. Zeina geignait doucement à présent. « Vous me faites mal. »
Il lâcha sa main. La double porte du compartiment de l’Américaine n’était pas complètement refermée. Vick poussa un grognement et ouvrit en grand.
La peau de la voluptueuse femme aux cheveux auburn avait pris une teinte grise. Son corps sur le plancher du compartiment était adossé au siège et son crâne reposait sur la banquette en un angle impossible. Tournés vers le plafond, les yeux exprimaient au-delà de la mort une terreur abjecte.
Vick vacilla. Des macchabées, il en avait vu, et à divers degrés de décomposition. Celui-ci avait quelque chose de plus grotesque que tous les autres réunis. Il reposait tel un affront ultime à la vie et à la nature, une injure à la permanence, un défi à la logique et à l’ordre des choses. Le corps, qu’il se garda de toucher, n’avait à première vue subi aucune atteinte physique. Nulle trace de sang ni de strangulation. Lisbeth Lawson paraissait bel et bien être morte de trouille.
« Bordel de merde », marmonna Vick d’une voix atone.
Un cri suraigu s’éleva, avant de s’interrompre tout à coup. Vick s’était trop rapproché, laissant à Zeina l’opportunité d’entrevoir le terrifiant tableau. Les yeux de l’adolescente s’efforcèrent de jaillir de leurs orbites. Comme elle rejetait la tête en arrière, il se précipita – juste à temps pour la recueillir dans ses bras.
Elle avait les paupières closes. Il palpa fiévreusement la jugulaire.
Juste évanouie. Pour un peu, il aurait cru qu’elle aussi était morte de peur.
« Bordel de merde », jura-t-il de nouveau en l’entraînant hors de la cabine. Il tenait toujours la mallette, mais dut la poser pour refermer la double porte du compartiment. Ce faisant, il s’assura que les rideaux fussent correctement tirés. Mieux valait que l’on découvre le plus tard possible le cadavre. Certains passagers risquaient trop de faire des rapprochements avec ses allées et venues dans le secteur.
L’avant du train lui parut être la meilleure solution pour se procurer un répit. Peut-être même parviendrait-il à atteindre sa destination, Zouerate, sans plus de casse. On pouvait toujours rêver. Entre l’attaché-case et le corps inerte de Zeina, il progressait avec difficulté.
« Hé ! Vick ! Tu comptes aller où comme ça, le vagabond ? Attends-nous ! »
Akhtar et ses sbires. Ils choisissaient bien leur moment, ceux-là. La fuite n’était pas une option, il déposa donc rudement la mallette et l’adolescente avant de se retourner pour faire face aux quatre gaillards en treillis. Le couloir ne permettait pas à plus de deux d’entre eux de s’avancer de front, ce qui l’arrangeait. Le large sourire d’Akhtar dévoilait ses dents éclatantes.
« Tu oublierais pas tes frères d’armes, quand même ? On doit tout partager, entre frères. Les coups durs comme le reste…
– C’est sûr. Sauf que je vous ai quittés.
– Tu as déserté, mec. » L’individu à la droite d’Akhtar avait des favoris légèrement grisonnants en plus de sa barbiche. « Y’en a qui passent devant le peloton d’exécution pour moins que ça…
– Déserté ? Réveille-toi, mon frère. On n’a jamais été qu’une bande de mercenaires se vendant au plus offrant. »
Le sourire d’Akhtar disparut. « On est le poing d’Allah, Vick le vagabond. Notre cause est sacrée.
– Oui… bien sûr. »
Akhtar crispa la mâchoire. Puis son expression se détendit quelque peu et il désigna la fille. Vick s’aperçut qu’elle remuait.
« Qu’est-ce qu’elle a ?
– Elle ne s’est pas montrée suffisamment… coopérative. »
L’autre éclata de rire.
« Toujours tes méthodes ! C’est avec l’argent de la mallette que tu l’as achetée ? Petit malin. Tu veux la revendre plus cher, c’est ça ? Ou tu as d’autres idées ?
– C’est qu’elles sont étroites, à cet âge-là ! » Le sbire aux favoris partit d’un rire graveleux, aussitôt repris par ses compagnons. Vick demeura imperturbable.
« Tu pourrais revenir avec nous, proposa Akhtar. T’étais un bon fusil. T’aurais qu’à nous filer la mallette et la fille. On te reprendrait. »
Vick haussa le menton, les yeux plissés. « Tu veux savoir ce qu’il y a dedans ?
– Ouais. Vas-y mon frère. Montre-nous. » Akhtar eut l’un de ses sourires cruels.
Vick inclina la tête et se baissa. Il forma rapidement la combinaison et le déclic se fit entendre.
Il se rejeta de côté juste à temps. La rangers aux solides crampons d’Akhtar passa si près qu’il sentit le déplacement d’air au niveau du menton.
La main de Vick alla plus vite que sa pensée. Elle se porta sur le mollet et entraîna la jambe irrésistiblement vers le haut, profitant de l’élan acquis. Dans la fraction de seconde suivante, il délivra un direct du droit fulgurant à l’entrejambe.
Akhtar émit un son étouffé et commença à se plier en deux. Son visage prit une teinte bleutée. Une manchette précise au niveau du cou le mit hors de combat pour de bon.
Vick n’eut pas le temps de se réjouir. Il dévia un crochet du gauche de l’homme aux favoris. Tout en ajustant ses coups de poing lorsqu’il le pouvait, il se mit à se déplacer avec vivacité, de manière à n’affronter qu’un des lieutenants à la fois. Sa vitesse et son centre de gravité plus bas en faisaient une cible difficile.
Zeina leva les yeux. Que lui était-il arrivé ? Sa tête était lourde, ses tempes, douloureuses. On se battait, tout près. Vick Lempereur. Elle s’en était toujours méfiée. Dès leur première rencontre, elle avait lu la violence dans son regard. Ses pieds et poings étaient autant d’armes redoutables, elle ne pouvait plus en douter à le voir combattre ainsi. Ce grand militaire qui avait mordu la poussière en était une preuve supplémentaire. Tremblante, elle eut envie de se recroqueviller, quand son regard tomba sur la mallette entrouverte.
Une étrange statuette se trouvait étendue là, tournée vers elle. Sa pierre émettait des pulsations blanches au niveau du ventre. Ses yeux luisaient d’un éclat continu. Il sembla à Zeina que les lèvres rigides s’étiraient en un rictus démoniaque, mais ce n’était sans doute qu’un effet de son imagination.
Parmi les halètements et grognements des combattants, une voix s’éleva tout à coup. « Vous... vous n’êtes pas protégés ! Fu... fuyez ! »
D’un coup de tête dans l’abdomen, Vick projeta son adversaire contre une paroi. Zeina distingua alors derrière eux un petit homme chauve d’aspect insignifiant. Il était pris de violents tremblements. L’un des soldats se tourna vers lui tandis qu’un autre s’employa à délivrer des coups de pieds au niveau des reins du Français, avec un succès mitigé.
Zeina voulut se soulever, se remettre sur ses jambes. Ses forces lui firent défaut. Sa bouche forma un « O » de stupéfaction. Le petit personnage qui avait essayé de les avertir s’était transformé. Ou plutôt, la silhouette de quelque chose de plus grand que lui s’était superposée sur la sienne. L’éclat inhumain qui luisait dans les yeux de cet être lui glaça les sangs. En un éclair, elle fut environnée de rats grouillants. Puis, elle vit sa mère, le visage à demi dévoré, qui s’enfuyait. L’abandonnant. Enfin, elle sentit des vers circuler sous sa peau, lui lacérant les chairs.
Puis plus rien. L’espace d’un battement de paupières, elle revint à la réalité. Un soldat s’était interposé entre elle et l’homme chauve. Elle le vit soudain reculer. L’autre était toujours habité par la créature. Il levait les bras les yeux révulsés, tandis que la silhouette plus grande prolongeait ses bras et mains de ses propres appendices inconsistants, minces et aux extrémités pointues. Le démon ressemblait à un fantôme avec ses membres transparents, et pourtant, lorsqu’ils effleurèrent le soldat, l’effet fut immédiat. Le visage du malheureux commença à virer au gris. Pris de panique, il bouscula l’un de ses compagnons et se rua dans sa direction.
Son échine se glaça. Elle s’attendait au pire, mais rien ne vint. Les jambes en tenue de camouflage et les rangers s’étaient arrêtées à quelques centimètres du visage de Zeina.
Courant d’air chaud. Il venait d’ouvrir la fenêtre. Un cri d’horreur qui ne provenait pas du soldat retentit, et dans le même temps, ce dernier se jeta hors du train. Elle écarquilla les yeux. Non, elle ne rêvait pas, il avait bel et bien disparu. Les ongles de Zeina raclèrent le parquet, et certains se cassèrent. Elle ne s’en aperçut pas. Le cri avait été bref, mais il vibrait d’une telle agonie que Vick et son adversaire se tournèrent vers l’endroit d’où il provenait.
L’individu à la peau grise, ratatinée sous le démon, paraissait avoir deux cents ans. Seule sa tenue de combat indiquait qu’il avait été soldat de son vivant. L’expression inhumaine de l’homme au crâne chauve n’avait pas changé. Le djenoûn, quant à lui, avait les yeux toujours brillants de cet insoutenable éclat. Elle devait éviter de les croiser.
« Je n’ai rien à faire, siffla l’impossible créature en plongeant l’une de ses mains au niveau du cou du grand gaillard assommé par Vick. Ce sont vos propres actes qui vous condamnent. Vos peurs. Votre passé qui vous dévore. » Sa deuxième serre intangible se porta sur le soldat aux favoris. Un regard vers Vick, et ce dernier s’effondra à son tour, la bouche ouverte sur un hurlement qui ne voulait pas sortir, se griffant les joues de ses ongles. Il ne l’avait même pas touché !
Zeina hoqueta. Les yeux du djenoûn. Leur éclat était frère de celui de... Sa main gauche s’abattit sur la statuette. Puis la droite. Elle eut l’impression de devoir soulever une montagne.
« N’y touche pas, traînée ! Regarde-moi ! »
Elle aspira une grande goulée d’air et, ignorant les sifflements et malédictions du djenoûn, poussa sur ses jambes et les frêles muscles de ses bras, à se les déchirer. Elle se releva. Son corps se balança d’avant en arrière. D’une ultime impulsion, elle fit basculer la statuette de l’autre côté de la fenêtre.
Le démon leva un membre comme pour la frapper. Elle se détourna et serra les dents, attendant le choc inévitable. Qui ne vint pas. Au moment où elle rouvrit les yeux, le petit homme chauve achevait d’escalader la fenêtre. A quelle vitesse pouvait rouler le train ? Soixante, quatre-vingts kilomètres à l’heure ? Elle n’en savait rien, mais l’homme en costume souleva derrière lui un nuage de poussière en retombant.
Des odeurs écœurantes lui montèrent aux narines. Dans le wagon, c’était un spectacle de désolation. Trois cadavres à l’expression terrifiée s’entremêlaient à présent sur le sol. Son cœur battait à grands coups sourds dans sa poitrine. Sa tête continuait de la lancer. Ses jambes cédèrent, et elle tomba sur les genoux. Fait extraordinaire, alentour, nul ne semblait avoir perçu le tumulte. C’était un miracle, personne ne devait tirer le signal d’alarme ! Il leur fallait mettre le plus de distance possible entre eux et cette statuette.
Le Français se redressait. Une longue mèche blanche était apparue dans ses cheveux châtains. Les yeux rougis, il paraissait avoir pleuré. Son visage entier était inondé de sueur. Il regarda de droite et de gauche, désemparé. Inclina un court moment le chef. « Tu vas m’aider de ton mieux, articula-t-il d’une voix d’outre-tombe. Il faut tous les faire passer par-dessus bord. »
Les poches remplies des billets et pièces prélevés sur les cadavres, tenant Zeina par la main, Vick pénétra dans le wagon-bar. Il proposa un rafraîchissement à l’adolescente, qui refusa. Elle était pâle, mais en dehors de cela, tenait drôlement bien le coup. Il se commanda une bière bien fraîche qu’il régla sur le champ. Du coin de l’œil, il observait Grégoire Amelin, attablé devant un cocktail. L’ex-possesseur de la statuette n’était donc pas dans son wagon au moment des combats. Une chance, il n’aurait pas manqué de donner l’alarme. Vick avait soigneusement refermé la fenêtre et effacé toute trace de lutte – il y avait encore une possibilité que rien ne soit découvert d’ici à leur arrivée. Un gris-gris en ivoire entouré d’un pelage gris indéterminé pendait autour du cou d’Amelin. Le trafiquant d’art était peut-être un Occidental fraîchement débarqué, ce n’en était pas moins, à l’évidence, un homme prudent. S’il connaissait son métier, il ne pouvait bien entendu ignorer la réputation sulfureuse de l’étrange objet qu’il s’était approprié.
Sa bière finie, Vick entraîna la fille plus loin à l’avant. Un peu plus tard, ils sortirent des wagons à toit pour escalader de nouveau un wagon-benne. Les voyageurs autour d’eux haussèrent les sourcils à leur arrivée, mais nul n’émit la moindre réflexion.
Assis contre la paroi d’acier, Vick se laissait écraser par la chaleur, espérant que celle-ci l’assommerait suffisamment pour lui éviter de penser à ce qu’il s’était passé.
« Vous voulez vous marier avec moi ? »
Zeina le contemplait avec crainte, suspendue à ses lèvres.
« Non jeune fille, répondit-il le plus sérieusement du monde.
– Alors qu’est-ce que vous voulez faire ? » osa-t-elle.
Il lui lança un regard noir. « Si tu files droit, je ne te battrai pas. Et si tu ne poses pas de questions. »
Elle s’abstint de le déranger le restant du voyage, et il parvint presque à somnoler.
A l’ouest, la Kedia d’Idjil – c’était le nom de la montagne avoisinante – dominait de sa masse sombre les bâtiments rasants du quartier ouvrier de Zouerate. La nuit était tombée, une nuit claire où les étoiles luisaient. Si la plupart des rues se révélaient être des pistes poussiéreuses, la cité était quadrillée de telle manière qu’il était toujours possible de retomber sur une route goudronnée, à condition de marcher sans dévier. De vieilles Renault côtoyaient des chèvres qui tractaient parfois des chariots rudimentaires. Vick dut demander à plusieurs reprises son chemin. Par deux fois, il avait déjà dû adresser des regards dissuasifs à la gamine qui trottinait à ses côtés pour s’éviter des geignements. Heureusement, la demeure du dénommé Amadou Ould Haiba se trouvait non loin de la mosquée, point de repère facilement identifiable.
On n’était jamais sûr en Mauritanie de quelle couleur exacte serait la peau d’un homme que l’on n’avait jamais rencontré. Celui-ci l’avait très noire, et portait la djellaba.
Oui, il était bien membre de l’Initiative pour la Résurgence du mouvement Abolitionniste, l’IRA.
Après avoir échangé les salutations d’usage et s’être fait offrir le thé, Vick conta à son hôte l’histoire trop classique de Zeina, Haratine emmenée à Zouerate par son maître, Achmed, pour y être vendue et mariée à un riche ouvrier. Il se garda bien de détailler les péripéties du voyage, en particulier la manière dont il avait persuadé Achmed de lui céder la fille.
« Vous croyez qu’il sera possible de libérer sa famille ? demanda-t-il.
– Les Haratines n’ont le plus souvent aucun papier justifiant de leur ascendance, répondit d’une voix grave Amadou. Heureusement, l’ADN fait des miracles, de nos jours. C’est un fil que l’on peut essayer de tirer pour remonter tous les poissons pris au piège. » Il soupira. « Le plus dur est à chaque fois de devoir s’opposer aux autorités. La loi devrait être de notre côté, mais ceux qui possèdent les esclaves sont riches, et la corruption règne le plus souvent, hélas. »
Vick hocha la tête. Il n’était pas surpris – plus grand-chose ne pouvait le surprendre.
« Pourquoi faites-vous ça pour moi ? » demanda Zeina, les yeux brillants. Elle avait posé une main sur son genou. Il la regarda longuement, et repoussa doucement la main si frêle.
« Parce que parfois, même le désert le plus aride doit recevoir une goutte d’eau. » Vick se tourna vers Amadou et lui tendit une carte de visite. « Tenez, je n’en aurai plus besoin. »
L’autre la prit et la lut. C’était la carte du contact de Vick à Nouadhibou qui travaillait pour l’IRA. L’homme qui l’avait convaincu de faire quelque chose pour améliorer sa vie.
« Gardez-la, fit Amadou. Vous pourriez vous rendre encore utile. »
Vick secoua la tête. « Je ne suis pas... un bienfaiteur de l’humanité, croyez-moi. Vous, vous êtes quelqu’un de bien. » Sur ce, il tourna les talons.
(Fin de l’extrait)